
On a souvent dit que The Forgotten City était un jeu inspiré par un mod de Skyrim, passé par le logiciel de développement Unreal Engine 41. Mais si on regarde l’écart entre le mod de Skyrim et le jeu final, avec son ancrage précis et cohérent dans l’histoire de la Rome antique, on se dit qu’il manque une inconnue dans l’opération.


Dans le mod Skyrim, on rencontre quelques personnages dont les noms ont des sonorités antiques comme Metellus, Domitus, Marcus et Quintus, mais la plupart des noms évoquent plutôt des origines composites, nordiques, saxonnes, arabes ou asiatiques avec Brol, Habiq, Jeshol, Ysmar, Ashansi, Ulrin, Sato2… Le but principal du joueur est de trouver les différentes parties de l’armure « Immaculate Dwarven Armor » (Amure de nain sans péché ?) pour accéder à une partie souterraine de la ville et libérer les habitants de leur servitude à la « dwarves law » (loi des nains). Dans les bâtiments publics et les statues Dwarves, on voit des mécanismes à vapeur. Les habitations et les palais ont des formes cylindriques, comme des cheminées, mais ne contiennent aucune colonne. Comme on le voit sur les captures d’écran, les graphismes et les références ne montrent pas de préférence pour l’Antiquité, qui se trouve mêlée aux références hétéroclites de Skyrim.


Comment se fait-il donc que la version finale de The Forgotten City soit aussi cohérente ? Plusieurs indices nous font penser que l’inconnue qui a permis de réaliser la transformation du mod en jeu à succès n’est pas un inconnu : il s’appelle en réalité Philip Matyszak.

Le nom Philip Matyszak est en effet cité dans les crédits de fin comme consultant historique. En outre, un professeur de Lettres classiques nommé Philip apparaît même dans le jeu ! L’intuition se confirme lorsqu’on interroge le principal créateur du jeu, Nick Pearce :
Comment avez-vous fait appel à des consultants pour ce projet ?
La quasi-totalité du travail de conseil historique a été réalisée par le Dr Philip Matyszak, auteur de 17 ouvrages sur le monde antique, et le Dr Sophie Hay, forte de 20 ans d’expérience dans les fouilles des ruines de Pompéi.
Je me considère, au mieux, comme un amateur d’histoire de la Rome antique. Bien que j’aie constitué une petite bibliothèque d’ouvrages de référence et voyagé à travers l’Italie, mes connaissances me permettent de mesurer mes lacunes, c’est pourquoi j’ai décidé de faire appel à des experts.
L’un de mes livres préférés sur la Rome antique s’intitule « Ancient Rome on Five Denarii a Day », une version de la Rome antique à la Lonely Planet. Ce livre m’a été utile pour imaginer ma ville romaine antique et en saisir les détails. Il a été écrit par Maty3. Lorsque je l’ai contacté pour lui demander s’il souhaitait m’aider, j’ai été ravi de découvrir qu’il est un passionné de jeux vidéo.
Pendant les 20 mois qui ont suivi, nous avons échangé plus de 300 e-mails, partagé des appels vidéo et discuté d’aspects obscurs de l’art, de l’architecture, de l’histoire, de la culture, de la langue, des costumes, de la cuisine, etc. de la Rome antique. Ce fut une expérience merveilleuse, enrichissante et passionnante. J’espère que le fruit de nos efforts se reflétera dans l’univers du jeu que les joueurs pourront explorer !
Voir la référence en bas de page
Nous avons à présent un titre de livre : Ancient Rome on Five Denarii a Day. Philip Matyszak est non seulement professeur, mais aussi auteur de plusieurs livres, qui sont des livres d’histoire sérieuse enrobés de fictions plaisantes. Ancient Rome on Five Denarii a Day4 est un guide de voyage fictif dans la Rome antique. On y apprend comment passer une bonne journée dans la Rome antique, comme si on était un touriste. Bains, temples, aqueducs, taverne figurent bien parmi les bâtiments que le joueur peut visiter.
Nous avons aussi repéré un autre titre pertinent de Philip Matyszak, 24 hours in the Ancient Rome5. Ce livre présente de nombreux métiers et rôles sociaux romains en fonction des heures de la journée. Plusieurs métiers évoquent des personnages de The Forgotten City : le veilleur de nuit qui se rappelle de l’incendie de Néron, la prêtresse de Vesta, qui doit veiller à sa chasteté jusqu’à 30 ans, le sénateur ambitieux, la femme aubergiste, le gladiateur idiot, la boulangère… Le livre choisit intentionnellement de présenter des personnages communs, non pas des célébrités. Ces personnages ont des noms et ils ont des activités banales. The Forgotten City, dont l’histoire centrale commence le matin et se finit le soir et dont chaque personnage représente un métier, ressemble beaucoup à ces 24 heures dans la Rome antique.
Le travail de Sophie Hay, qui est citée aussi dans les consultants historiques, semble avoir plutôt concerné l’aspect visuel du jeu. Sophie Hay est archéologue à Pompéi. On trouve en effet des références à l’architecture de Pompéi dans le jeu, comme les mosaïques au sol, les petites chambres avec des coffres, les aliments dans les cuisines, les latrines et les graffitis.
La citation suivante montre que le travail pour publier The Forgotten City comme un jeu autonome n’a pas été uniquement un travail de transposition à l’identique, mais plutôt un travail de reformulation en profondeur :
History Hit : Pourquoi The Forgotten City se déroule-t-elle dans une cité romaine antique ?
Nick Pearce : J’ai toujours rêvé de voyager dans le temps et d’explorer une cité romaine antique, et je pense que beaucoup d’autres l’ont fait aussi. L’histoire de The Forgotten City fonctionne encore mieux dans un cadre romain antique que dans son contexte original, et ce pour plusieurs raisons [nous soulignons].C’est l’histoire d’une ville maudite où, si une personne commet un crime, tout le monde meurt – une forme assez extrême de punition collective. Les punitions collectives étaient connues des Romains. L’armée romaine pratiquait la décimation : un homme sur dix d’une cohorte était exécuté si certains membres commettaient certains crimes.
Un exemple tiré de la mythologie est l’histoire de Baucis et Philémon, racontée par le poète romain Ovide, dans laquelle une ville fut rayée de la carte après que ses habitants eurent échoué à un test de moralité secret.
Nick Pearce cite même ici un auteur ancien, Ovide, et nous verrons dans d’autres articles les liens de The Forgotten City avec les auteurs latins Tacite et Sénèque.
L’équation de départ est donc résolue et il y a donc bien des sources livresques au jeu The Forgotten City. De manière originale, les livres à l’origine de la deuxième création de ce jeu ne sont pas des romans de pure fiction, mais plutôt des romans historiques, ou plutôt des livres d’histoire romancée écrits par Philip Matyszak. En second plan, plusieurs livres antiques sont cités dans le jeu, notamment les Métamorphoses d’Ovide, les Annales de Tacite, les Lettres à Lucilius de Sénèque. Toutes ces références augmentent encore l’intérêt que présente ce jeu.
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Ressources
- Source des citations de Nick Pearce : How the Ancient Roman Past Inspires The Forgotten City | History Hit
- Enregistrement de 5h du mod Skyrim : https://youtu.be/V1wNwgGOCyg?si=TvoONBy0oRSCoxHB
- Quelques ressources en vrac : https://www.pearltrees.com/caton_l_aubergiste/forgotten-assemblage-antiques/id98848491
- Pour aller plus loin dans la compréhension du jeu, nous vous recommandons notre autre article sur le même jeu : Trois plans de la ville perdue de The Forgotten City – narratio-in-videolusis.com
- Conférence à l’AIMS sur la relation entre les développeurs et les historiens : https://youtu.be/HTdidlHsbGE?si=zgGi2Mc2aZYvw-l0
- Article sur la mythologie dans le jeu : ‘Salve Again, My Sisyphean Friend’: Mythology and The Forgotten City – Antiquipop | L’Antiquité dans la culture populaire contemporaine
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Notes de bas de page
- « À la base développé comme étant un simple mod pour l’usine à mod qu’est Skyrim, The Forgotten City, devant l’engouement et l’intérêt qu’il a suscité auprès des joueurs, a pu s’offrir une sortie à part entière. » première phrase du test du jeu sur Historia games
« The Forgotten City est un jeu d’aventure énigmatique mêlant exploration et déduction. C’est une version revisitée du mod acclamé par la critique » description sur la page Steam ↩︎ - Pour être exact, certains noms évoquent tout de même l’Antiquité, comme Jarl Metellus, qui a le rôle de Sentius, c’est-à-dire un personnage qu’on rencontre tôt, qui a du pouvoir dans la cité et qui cache un effrayant secret. Metellus est le nom d’une véritable famille romaine, dont de nombreux membres ont exercé des fonctions politiques importantes. ↩︎
- Comprendre « Matyszak » ↩︎
- Traduit en français en 2008. ↩︎
- Ce livre n’est pas accessible en français sous sa forme de texte, mais il existe en livre audio dans le catalogue Audible, qui cite même une traductrice, Claire Sarradel. Qu’un livre paraisse en premier sous la forme d’un livre audio nous paraît très surprenant. ↩︎
[…] Pour plus de détails sur les rapports entre The Forgotten City et les livres de Philip Matyszak, voir notre autre article : Pourquoi The Forgotten City fait partie des jeux vidéo inspirés par des livres ? &ndas… […]